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« Internet, c’est de l’écriture  » : rencontre avec Christian Poslaniec, auteur et spécialiste de littérature jeunesse

Réjane, ma « co-blogueuse », inaugure la nouvelle rubrique de ce blog intitulée originalement : RENCONTRES. Pour cette première, nous accueillons l’auteur et chercheur Christian Poslaniec.

Christian Poslaniec est un grand lecteur. Un dévoreur de livres. Un mangeur d’armoires entières de romans, à qui un instituteur compréhensif confiait les clés du meuble qui contenait les polars. L’enfant lecteur est devenu le jardinier de la littérature que l’on connaît. Un jardinier qui ne rechigne devant aucun ouvrage.

Tour à tour défricheur d’idées (« Vous avez dit littérature ? », Hachette Education, 2002), semeur de poèmes (« Le chat de mon école marque toujours midi », Lo Paîs, 2002), toujours désireux de faire plus, de faire mieux, il répond présent autant que nécessaire.

Ici, il faut créer un organisme pour promouvoir la lecture des jeunes ? PROMOLEJ naîtra en 1986.

Là, il faut retracer l’histoire de la littérature de jeunesse ?

« Des livres pour enfants à la littérature de jeunesse » (Découverte Gallimard, 2008) trouve depuis quelques jours sa place dans les bacs.

C’est qu’à force d’expériences, celui qui a commencé à écrire des poèmes pour enrichir ses cours de français, est devenu un spécialiste de la littérature de jeunesse.

Je l’ai rencontré. Ça s’est passé à Lyon l’avant dernier jour d’octobre.


*****

R : Ce que vous faites depuis plusieurs années est infiniment varié.

Pour avoir une idée assez juste de ce à quoi vous employez votre vie, on pourrait imaginer un arbre avec des branches. Il y aurait la branche enseignant, la branche chercheur, la branche écrivain, celle de directeur de collections ou encore celle d’auteur d’anthologies… Chaque branche serait pourvue de ramifications. Si je prends au hasard l’une d’elle, la branche auteur, je découvre qu’elle se dédouble. Si je poursuis en m’intéressant à la branche auteur pour la jeunesse, force est de le constater : cette branche se divise elle-même en plusieurs parties. Et c’est la même chose pour chacune des branches de cet arbre.

A partir de quel moment avez-vous commencé à être le jardinier de ce vieil arbre éternellement jeune qu’est la littérature?

C.P. : C’est très joli comme image, comme trope. Moi je dis que j’ai une seule casquette avec plusieurs visières, ce qui est moins poétique. En revanche, j’ai pas mal travaillé sur l’arbre en poésie à une époque parce qu’il fonctionne avec les quatre éléments. Il y a d’abord les racines dans la terre. Il se nourrit  d’eau, d’air et de soleil, donc de feu, et donc on a vraiment les quatre éléments. Avec le bois des arbres, on fait le navire. Le navire qui est voué à être poussé par le vent, à naviguer sur l’eau, à être dirigé par les étoiles et le soleil, et à partir d’une terre, à en trouver une autre : « Terre ! Terre ! »

Voilà, alors c’est intéressant que vous disiez ça, je pense que c’est assez juste de dire que tout est rattaché effectivement au tronc. Je ne divague pas, je ne vais pas de trucs en trucs complètement différents. Il y a quelque chose de cohérent dans mes diverses activités et pourtant, ça trouble des gens. Quand on me fait intervenir comme formateur en tant que spécialiste de la lecture, on n’imagine pas que je sois auteur de romans policiers pour adultes (voir bibliographie), alors oui, je trouve que votre comparaison est bienvenue.

Je pense que ça s’est construit un petit peu tout seul, en plus, j’ai un jardin et je jardine effectivement, c’est un rythme. Je crois qu’à chaque fois que j’ai attaqué quelque chose de nouveau, il y avait deux orientations. Par exemple, quand j’ai commencé à publier pour les enfants (je n’ai jamais eu l’intention d’écrire pour les enfants … j’écrivais pour les adultes), c’est parce que j’étais prof à l’Ecole normale et que je ne disposais pas des textes de poésie que je souhaitais pour les enfants. Donc j’avais déjà une double intention qui était littéraire et pédagogique.

Le premier truc que j’ai publié pour les enfants c’est une anthologie de poésie qui s’appelle « Le coffret d’Aladin » (Ecole des loisirs, 1975, épuisé). Donc à partir de là, à chaque fois que j’ai entamé quelque chose c’était cohérent avec ce que je faisais déjà. Les premiers textes de poésie que j’ai publiés aux éditions d’Utovie étaient extrêmement provocants.

On les trouve dans quel recueil ?

« Poèmes en clé de scie pour les enfants en cage » (Utovie, 1976).

Le milieu scolaire, que vous connaissez bien, se glisse dans vos œuvres.
« Le chat de mon école marque toujours midi » (Lo païs, 2002)
est un recueil de poèmes organisé en leçons. Votre roman « Le douzième poisson rouge» (Ecole des loisirs, 1997, rééd. 2007) est divisé en chapitres qui sont des additions. Peut-on dire que l’école est pour vous une source d’inspiration ?

Alors la réponse est non. L’école n’est pas une source d’inspiration. C’est un lieu social parmi d’autres. C’est un lieu social que j’ai beaucoup fréquenté en tant qu’enseignant et que je fréquente encore. Il ne se passe pas de mois sans que j’aille dans une école, dans une classe travailler avec des gamins. La dernière fois que j’y suis allé je suis même allé travailler avec des gamins de quatre ans. On a fait de la poésie justement. Mais bon ce n’est pas une source d’inspiration privilégiée. Il se trouve que le recueil de poèmes que vous citez a démarré par un poème que j’avais appelé avec un jeu de mots « Leçon de champ », et que le titre «Le chat de mon école marque toujours midi» s’est imposé un jour, sans que je sache pourquoi (ce qui m’intéressait, c’était le chat, pas l’école). Et puis c’était midi, chacun voit midi à sa porte, enfin tout un tas de trucs de ce genre, et du coup, j’ai systématisé, parce que ça me paraissait amusant. Mais ce n’est pas l’école, c’est les mots !

Le recueil suivant qui est paru l’an dernier fonctionne sur un système aussi qui n’a rien à voir avec l’école puisque chacun des poèmes s’intitule par un demi proverbe. Donc les gens complètent dans leur tête quand ils lisent leur poème. J’ai lu un article là dessus il n’y a pas longtemps dans le dernier numéro d’inter CDI, une très bonne critique de ce bouquin de poésie que j’ai bien appréciée.

Quel est le titre de ce recueil?

C’est aux éditions du Jasmin, et le titre c’est : « Comme une pivoine » Comme une pivoine, qui est donc un demi proverbe aussi. Et qui pour moi est une leçon de vie parce que il y a toute une histoire derrière. Quand je suis arrivé dans la maison que j’habite maintenant depuis 1990, j’ai trouvé des pivoines rouges au fond de ce qu’est devenu mon jardin. Je me dis : elles sont belles ces pivoines ! Puis je me dis, tiens, je vais planter des pivoines. Donc j’ai acheté des pivoines que j’ai plantées qui n’ont pas pris. En revanche celle du fond du jardin là-bas, elles s’obstinaient à repousser rouges. Alors je les ai déterrées, j’ai pris les, vous savez comment c’est les racines de pivoines ? C’est des sortes de globules, et j’ai répandu ça partout dans mon jardin, et maintenant, à la saison des pivoines, j’ai des pivoines rouges partout, donc quand je dis « Comme une pivoine », c’est vraiment lié à mon installation ici et à des choses de vie que je ne vous raconterais pas…

Quand à l’exemple que vous citez du roman « Le douzième poisson rouge », alors là c’est une autre histoire ! J’ai écrit d’abord dans cette série noire « Le treizième chat noir » (Ecole des loisirs, 1992, rééd. 1993), qui n’a pratiquement rien à voir avec l’école, et puis l’année suivante, il y a une classe, l’école la plus proche de chez moi, à quatre cinq kilomètres, dont l’institutrice m’a demandé d’intervenir. C’était une classe à trois niveaux, un CE2/CM1/CM2. Et le projet c’était d’écrire un roman policier ensemble. Ce qu’on a fait. Ils ont écrit un roman policier qui s’appelait : « Dans la gueule de l’arbre ». Ils ont fait une édition artisanale, ils l’ont vendu au salon du livre et ça a tellement bien marché qu’ils en ont refait un tirage. C’est la première fois que je voyais ça. Et quand j’ai discuté avec eux ils m’ont demandé : tu vas reprendre nos idées là pour faire un livre ? Non, ça il n’en est pas question mais je vous promets d’écrire un roman policier qui se passera là. C’est comme ça que j’ai écrit « Le douzième poisson rouge » qui raconte une histoire vraie où presque tout existe… Sainte Sabine… alors bien sûr les poissons rouges ça n’existe pas… mais la promenade en forêt, le livre que les gamins écrivent… Il y a beaucoup de choses et d’ailleurs c’est celui qui s’est le moins bien vendu de cette série-là. Trop proche de l’école justement !
Voilà. Bon sinon je vous dis l’école…c’est un décor parmi d’autres !

Derrière cette question je me demandais, comme vos parents étaient des immigrés…

Oui, juifs polonais

dont la langue maternelle n’était pas le français. Donc je me suis dit peut-être l’école vous a apporté…

Un supplément d’âme ?

Oui, voilà, qu’est-ce que vous diriez à ça ?

Je dirais que j’ai eu la chance de prendre l’ascenseur social grâce à un certain nombre d’instituteurs et de professeurs que j’ai pu avoir, qui ont décidé pour moi, à juste titre parce que je n’étais pas en mesure de décider. C’est pour ça que j’ai pris les échelons, jusqu’à l’université, mais, c’était pas un but initial pour moi, et, la grande victoire, pour ma mère en tous cas, c’était que je devienne professeur de français. Devenir professeur de français en ayant des parents qui ne parlent pas bien le français, voilà la grande victoire de ma mère. Mais au delà, l’écrivain, tout ça, ça c’était autre chose, ça, c’était lié à la passion d’écrire.

L’essai « Vous avez dit « littérature ? » » que vous avez publié en 2002, met à bas bon nombre de représentations que tout un chacun peut se faire sur la littérature. Ce vers quoi vous amenez votre lecteur dans cet ouvrage n’est pas rien, puisque vous lui démontrez par A plus B que la littérature n’existe pas seule mais qu’elle est à considérer plurielle.

Si l’on poursuit le raisonnement jusqu’au bout, on pourrait alors dire qu’un roman  de la collection Harlequin, pour peu qu’il étonne un lecteur, n’est pas moins littéraire que « Le Petit Prince ? »

Absolument, peut-être davantage !

Je fais une petite digression mais, voilà, lorsqu’on parle de ça aux gens, et ça m’est arrivé, on se heurte à des réactions virulentes, violentes parfois, de refus. Ce n’est pas admis, pas compris, il y a un blocage par rapport à ça.

Et alors, quels sont leurs critères ?

Justement leurs critères sont de dire qu’il y a des œuvres qui sont littéraires, parce qu’elles sont belles, parce qu’elles sont bien écrites…

Vous avez vu le jeu qu’il y a dans le bouquin, il faut le faire faire. J’ai expérimenté ça en 1986 la première fois. J’ai lu vingt extraits en disant : c’est de la littérature ou ce n’est pas de la littérature ? La théorie qu’il y a derrière, c’est que, personne n’est foutu de le définir, le critère de littérature !

Donc au vingtième siècle, il y a un mec qui avance la théorie que ce qui rend littéraire un livre, c’est la littérarité.

C’est le linguiste Roman Jakobson qui balance ça en 1926, 1930. L’embêtant c’est que tout le monde après s’est frappé les flancs pour essayer de trouver des exemples de littérarité. Personne n’a jamais rien trouvé et pour cause, ce n’est pas possible. Ce n’est pas possible parce que la façon dont on se représentait la lecture était fausse. On se représentait la lecture selon les principes de la lecture religieuse : ou bien le lecteur doit trouver dans le texte ce qui est dit, et le mettre à jour, ou bien le lecteur doit travailler un peu plus le texte, pour trouver ce qui est caché dedans. Et cette méthode-là, qui considère que le texte doit révéler tout ce que son auteur a voulu dire, était transportée telle quelle dans l’école.

Or, on s’est aperçu, c’est Jauss le premier qui l’a fait dans les années 1970, que quand on lisait un texte du siècle passé, il n’avait pas le même sens qu’un siècle avant, et ce qui avait varié, eh bien, ce n’est pas le texte, c’est le lecteur. Donc le sens du texte varie en fonction du lecteur. C’est un historien, il a vraiment développé ça dans sa théorie.

Il y en a un autre qui est passé derrière qui s’appelle Iser. Il a été succédé par plein d’autres. C’est la théorie de la réception : si le sens d’un texte dépend à moitié du texte et à moitié du lecteur, il est évident qu’on est forcés de considérer les choses autrement.

Alors si le lecteur est un gamin de sept ans qui pour la première fois voit des comparaisons dans un livre et que ça l’épate, eh bien pour lui, ce livre est un chef d’œuvre qui vaut de la littérature, ça veut dire qu’un livre n’est littéraire que hic et nunc (ici et maintenant) pour une personne et que la personne d’à côté peut très bien ne pas considérer ça comme littéraire.
Alors les gens qui disent oui mais la littérature on la reconnaît, je les piège avec ce jeu car dans leur tête quelque part, la littérature c’est du style ! C’est une aberration puisque les grands auteurs, pour prendre Camus par exemple, sa marque de fabrique, c’est justement de ne pas être écrit, au sens fioriture du terme.

Jean-Pierre Siméon, que vous appréciez, dit que la littérature sert à partager avec les autres ce qui nous dépasse : notre complexité. Je peux peut-être vous demander, tout simplement, mais au fait, Christian Poslaniec, à quoi sert-elle, cette littérature à laquelle vous vous consacrez autant ?

J’aime beaucoup la citation que vous faites de Siméon qui parle de complexité, parce que c’est effectivement l’enjeu maintenant pour absolument tout. Ça ne veut pas dire que les choses étaient moins complexes avant, ça veut dire qu’on n’avait pas découvert encore qu’elles étaient complexes, donc on se contentait souvent de répondre de manière simpliste, chose dont on ne peut plus se contenter maintenant parce que ça ne rend pas compte de la réalité, la réalité est forcément complexe, problématique et complexe.

Comment faire pour faire percevoir un petit bout de cette complexité à des gens qui ne sont pas habitués à percevoir cette complexité ? Donc voilà, on est là. La complexité, les seuls qui s’en occupent vraiment dans notre civilisation c’est les chercheurs qui essaient d’éliminer un certain nombre de facteurs, de cerner les autres et de s’apercevoir que la complexité est polymorphe.

J’ai donné dans un de mes bouquins l’exemple de la circulation automobile en France. Quand on a voulu diminuer le nombre d’accidents, on aurait pu chercher le raisonnement simpliste du genre : si les gens conduisent mal c’est qu’ils ont mal appris le code. Mais en réalité, ça a été traité de manière plus vaste, plus pragmatique, par différentes personnes, par différentes astuces, qui vont s’attaquer successivement à la vitesse, à l’ébriété au volant, au fait de se servir de son téléphone, à la coke au volant, aux véhicules en mauvais état et à chaque fois on aura une réponse différente, depuis le radar jusqu’au contrôle tous les deux ans, on trouvera des réponses différentes permettant de traiter chacun des petits éléments de la complexité. Et au total effectivement le nombre de morts a diminué. Personne ne pourrait dire c’est parce qu’on a fait ça. Non, c’est parce qu’on a fait ça, ça, ça, ça, ça. La complexité c’est ça.

Alors quand vous citez Jean-Pierre Siméon, je crois que le sens de ce qu’il dit c’est que les poètes inventent une façon de rendre compte d’une partie de la complexité.

Par exemple, une des façons de fonctionner dans l’écriture des poèmes, c’est de réunir en une seule  expression, des réalités qui à priori sont très distinctes, ou on croit qu’elles sont très distinctes. Par exemple, j’ai en face de moi une horloge, si je dis : l’horloge gourmande, puisqu’on est dans un restaurant, l’horloge gourmande à priori ça veut rien dire, mais ça fait image. Alors gourmande en quoi? Gourmande en temps. Elle retarde ou elle avance. Les questions qu’on se pose sont des éléments de la complexité, donc, rien qu’avec une image littéraire comme ça, je fais fonctionner la boîte crânienne, ce qu’il y a dedans, de façon à ce que les gens voient la complexité de la réalité entre ces deux réalités que sont l’horloge mécanique et ce qu’on appelle la gourmandise. Et elle même est complexe.

Alors si j’en reviens maintenant plus précisément à votre question, savoir à quoi ça sert tout ça, à quoi ça sert la littérature?

Alors c’est une question à laquelle je réponds assez fréquemment, la dernière fois que j’y ai répondu la semaine dernière, c’était : la littérature ça rend intelligent.

J’ai reçu d’un universitaire un petit mot de remerciement pour un des bouquins que je lui avais envoyé. Bon c’était un montage photo où on voyait un gamin avec plein de macaronis dégoulinant de sa tête, et en commentaire c’était : enfant, qu’on a pas élevé dans la littérature !

Alors c’est très drôle, ça aussi, voilà, un élément de la complexité. Et en fait c’est ça…  ça rejoint une de mes préoccupations, les gens pensent avoir des informations, par exemple en regardant la télé. Ce ne sont pas des informations qu’ils ont, ce sont des commentaires idéologiques sur quelque chose dont on ne sait pas si ça existe ou pas.

Alors l’avantage de la littérature, c’est qu’au lieu de vous bombarder de petits faits comme ça, comme le fait le journal télé par exemple, elle vous offre quelque chose en temps libre. C’est à dire que la lecture est la seule activité de loisir qui vous laisse le temps, ou plus exactement qui laisse au lecteur le sentiment de maîtriser le temps.

Quand on regarde un film, on est tout le temps bousculé par l’image suivante, par la scène suivante, et on n’a jamais le temps de tricoter dans sa tête sa tapisserie culturelle, alors que dans un bouquin, parfois on lève le nez de son livre, et puis parfois pendant trois quart d’heure, on rêve à autre chose, on est en train de retricoter plein de trucs. Et ce qu’on tricote, c’est ce qu’on va chercher dans sa tête, des éléments isolés, et on les relie à l’autre élément isolé, et petit à petit ça fait une connaissance. Et c’est ça une connaissance, cet espèce d’enchaînement complexe entre des choses qu’on a perçues différemment.

Alors il n’y a que la lecture qui permette de le faire parce qu’on peut lire une page en trois secondes, on peut revenir en arrière, on peut rester sur un mot, une phrase deux heures, on peut commencer par la fin si on a peur. On peut tout faire, et ce tout faire ça se traduit par le fait qu’on fait une lecture horizontale en même temps qu’une lecture verticale. Une lecture verticale, c’est à travers son tronc cérébral, à travers son cerveau, donc on construit les choses comme ça. Quand je dis : ça rend intelligent, c’est au sens propre. Ça a un effet neurobiologique. Donc voilà, ça sert à ça la littérature ! Après, on peut convoquer l’art, l’esthétique et tout ce qu’on veut, ce sont des moyens, mais le truc fondamental, c’est ça !

Cet échange qui se déroule entre nous fera l’objet d’une publication numérique sur un blog. L’Internet, permettant ainsi à un bibliothécaire et une conteuse d’aborder, afin de les partager, des sujets qui leur sont chers, offre un espace de liberté sans équivalent. Comment accueillez-vous les Nouvelles Techniques de l’Information et de la Communication ?   Peuvent-elles, selon vous, promouvoir la lecture ? Sont-elles un plus relativement à l’écriture ?

D’abord, c’est l’expression nouvelles technologies qui m’agace un peu, parce que je ne vois pas ce qu’il y a de nouveau. Si on inventait un truc pour communiquer en faisant rougir les oreilles ou en leur faisant prendre des couleurs différentes, des formes différentes je dirais OK c’est des nouvelles technologies. Mais ça je le dis souvent aux ados. Derrière absolument toutes les techniques audiovisuelles et informatiques, il y a de l’écrit. En radio il y un conducteur. Au cinéma il y a un scénario. A la télé c’est pareil, il y a un conducteur, un scénario tout ce qu’on voudra. Tout ça c’est de l’écrit mis en image, en sons. Ce qui pourrait être nouveau c’est l’internet initial, cette espèce d’utopie d’une communication interplanétaire où tout le monde pourrait communiquer avec tout le monde.

Bon on en a vu les limites puisque quatre vingts pour cent des gens qui consultent Internet c’est pour aller sur des sites pornos, ce que je n’ai jamais fait parce que ce n’est pas intéressant, mais s’ils le font c’est que ça répond à un besoin. Mais aller parler de choses nouvelles alors qu’avant c’était fait par des brochures secrètes, des photos, des films. Dés les premiers films, il y a eu des films pornos. Alors qu’est-ce qu’il reste de cette liberté initiale d’internet, je me pose la question ?

La liberté, c’est aussi la liberté pour tous les fascistes de mettre des choses absolument horribles sur internet qui n’est pas contrôlé.

Quand je fais de la recherche sur Internet, je tombe sur des tas de contradictions parce que les informations ne sont pas vérifiées, donc il faut d’abord vérifier la crédibilité de ceux qui font le site pour pouvoir avoir une idée de la crédibilité de l’information qu’il diffuse. Pour moi, tout ça c’est pénible. C’est pénible parce que les mêmes informations existent généralement dans les livres et elles ont été contrôlées par l’éditeur. Donc, du point de vue de la crédibilité, je trouve que ce n’est pas forcément un progrès. Le progrès, c’est de pouvoir avoir un début d’information sur pratiquement tout. Ma bibliothèque personnelle est considérable, mais il n’y a pas tout. Et la plus grande bibliothèque du monde ne peut pas livrer toutes les informations qu’on peut trouver sur Internet et qu’on n’aurait pas trouvées tout seul bien entendu.

L’autre truc, vis à vis de l’écriture : Internet c’est de l’écriture. Les parents dont les ados passent des heures sur Internet oublient qu’en fait ils écrivent.
Bon moi, j’en suis là, c’est à dire que c’est une technique dont je m’empare comme d’autres, mais ça ne fait pas basculer.

On propose aujourd’hui, dans de nombreux lieux publics, des lectures à voix haute. Les spectacles de contes sont à la mode. Au Canada, on pratique des performances poétiques. Quel regard portez-vous sur ces différentes façons, rattachées à l’oralité, de transmettre les œuvres écrites ?

D’abord, ce n’est pas forcément de la transmission d’œuvres écrites. Les contes se transmettent souvent d’oral à oral. On a publié avec un groupe un bouquin sur les contes qui s’appelle « Guide pour enseigner le conte à l’école primaire » (Retz, 2008), il y a quelques mois, et ce dont on se rend compte c’est que l’une des caractéristiques littéraires du conte par rapport aux autres œuvres littéraires, c’est en quelque sorte de dire à ceux qui l’entendent : vous pouvez me reprendre, et me mettre à votre sauce, ça fait partie du jeu.

Ce qui va complètement à l’encontre des grands auteurs. On est vraiment dans un cheminement d’oral à oral dans ce cas là. Ce qui n’empêche que parallèlement, il y a toute une tradition du conte à l’écrit. Le petit chaperon rouge existait oralement bien avant Perrault, il n’empêche que c’est Perrault qui l’a fixé dans un premier temps, et que ceux qui ont redit le conte qui l’ont transformé ensuite se référaient à Perrault.

On n’a pas encore mesuré la place de l’écrit dans la construction du conte. Il y a des contes qui apparemment ont existé à l’écrit avant d’exister à l’oral. On a retrouvé ça pour un conte italien, « Les trois coffrets », qu’en fait, on a retrouvé à Rome par écrit et qui s’est transformé ensuite. Et certains disent que « les contes des Mille et une nuits » ont été écrits avant d’être oralisés. Donc c’est beaucoup plus complexe là encore qu’on le caricature très souvent.

Alors ensuite, qu’est-ce que ça peut être que cette « oralisation » ? Les contes la plupart du temps, c’est du spectacle. J’ai rien contre le spectacle tant qu’on appelle ça du spectacle. Quand on dit c’est la même chose de lire ou d’entendre lire, là je dis non. Ce n’est pas vrai. Ça fonctionne d’une façon totalement différente, ce n’est même pas les mêmes zones du cerveau qui fonctionnent et on ne se l’approprie pas de la même manière.

A chaque fois qu’on propose une « oralisation » quelconque, on oblige les gens à suivre un rythme. Ce qui me gêne un peu c’est ça. Du coup, les gens n’ont plus la liberté de fabriquer cette tapisserie. Voilà, ça peut être très beau, ça peut orienter vers la lecture, quand c’est bien fait, et que ça débouche ensuite sur l’envie du public de lire un bouquin, là, c’est réussi, parce que là c’est une animation lecture. C’est une accroche, c’est une façon de séduire. Ça se fait beaucoup en Allemagne, par exemple.

En Allemagne, on fait venir les auteurs dans les salons du livre et on leur demande de lire leurs œuvres. Ils se relisent mal mais ce n’est pas grave, parce que les gens sont séduits, parce qu’il y a une sorte de magie quand l’auteur lit. En France, on ne le fait pas.

En France il y a des comédiens, par exemple, ma fille qui est comédienne professionnelle, fait une série d’interventions, où elle dit des textes sur des thématiques particulières (qu’elle a appris par cœur, qui sont des textes écrits), pour les faire connaître. C’est encore quelque chose de tout à fait différent, et si elle sort le bouquin à la fin, les gens se précipitent dessus, parce qu’ils ont l’impression que c’est de l’oral, alors que c’est de l’écrit, donc ils découvrent ce lien. Donc, il y a toute une mystique autour de ça qui n’est pas justifiée parce qu’il y a des cas très différents les uns des autres.

L’album pour la jeunesse est un genre à part, dans lequel l’image est plus qu’une illustration puisque le plus souvent, elle « parle » tout autant que le texte. Peut-on dire qu’un lecteur qui parcourt un album « lit » des images?

Oui. La caractéristique principale de l’album, c’est que les images sont narratives, elles ne sont pas décoratives, elles ne sont pas «illustratives». Elles sont narratives donc, ça veut dire qu’il y a un narrateur imagé, et que le texte bien sûr est narratif, sinon, il n’y en aurait pas de texte.

Donc tout le charme de l’album, c’est comment vont s’entendre ces deux narrateurs pour raconter la même histoire ? Alors, de temps en temps, ils sont en contradiction. Je cite souvent l’album qui s’appelle « Mon chat le plus bête du monde » (de Gilles Bachelet, Seuil jeunesse, 2004). Le narrateur du texte raconte les problèmes de son chat. Il a vraiment des gros problèmes avec son chat et le narrateur imagier pendant ce temps là représente un éléphant. Un l’éléphant qui se comporte comme un chat, il se gratte derrière l’oreille, il se casse la gueule. Alors là, on a conflit entre les deux narrateurs, et c’est ça qui fait l’humour.

Il y a des narrations au contraire où les deux narrateurs sont d’accord, où il y en a un qui donne des précisons que l’autre ne donne pas. Par exemple, il est plus facile de dire : une immense forêt, que de la représenter par une image. Et pour présenter un personnage habillé d’une façon rigolote, il est plus facile de le représenter à l’image que de le décrire dans un texte.

Donc voyez, il y a quelque chose qui se passe entre l’image et le texte et qui fait que ça crée encore un truc très complexe. Voilà , alors il y a cette forme, l’album, qui fonctionne richement et avec complexité.

La bande dessinée, qui a les mêmes origines, s’est spécialisée dans le fait que c’est d’abord l’image qui raconte. Les textes ont été enfermés dans des phylactères. Le texte narratif se réduit à quelques petits mots. Il gère les choses qui sont plus faciles à gérer qu’en dessin. Alors, bien évidemment, il y a toujours des transgressions.

Christian Poslaniec, la littérature jeunesse propose aujourd’hui des œuvres étonnantes et libres qui n’ont rien à envier à leur aînée, mais qui plus est, peuvent aller jusqu’à lui voler la vedette aux yeux d’un lectorat adulte.
Le roman policier, qui a longtemps été déconsidéré, ou, tout au moins, non reconnu comme littéraire, a acquis ses lettres de noblesse.
Le roman érotique connaît un parcours prometteur similaire.
Vous êtes un amoureux de la langue française heureux ?

Oui. Encore que je me pose des questions parce que lorsque j’ai dû conclure le livre que vous avez amené là, que vous présentiez, sur l’histoire de la littérature de jeunesse, à la fin, je me suis évidemment posé des questions sur : quel avenir pour la littérature de jeunesse ?

Le premier avenir que je vois c’est un peu ce que vous suggérez c’est que la frontière avec la littérature adulte va s’amenuiser de plus en plus. Comme je suis plus attentif à ça, je m’aperçois qu’il y a trente pour cent des gens qui empruntent des livres pour la jeunesse pour eux, alors qu’avant il n’y en avait que quelques uns qui s’y risquaient. Tout ça c’est bien, ça me plaît parce que dans d’autres pays, il n’y a pas cette culture, mais en même temps, du coup je m’inquiète un peu.

Je me dis que ça va peut-être faire disparaître certaines audaces, que peut-être ça va la faire rentrer dans le rang alors, je ne sais pas, j’ai des inquiétudes. Là, la littérature jeunesse est au maximum de ventes, elle est vraiment au top, alors est-ce qu’elle va se casser la gueule et pourquoi, parce que du coup, comme elle est au top, tous les éditeurs qui n’avaient pas encore créé un secteur jeunesse, comme ils ne savent pas faire, si ils ont le choix entre deux trucs, ils vont prendre machin, qui a déjà réalisé une série télévisée. Bon, et ça, c’est pas de la littérature, ça ne pourra jamais l’être. C’est un produit. Ça se vend, et si ça plaît, les parents l’achètent parce que c’est ça que les gamins réclament.

Je connais tous les éditeurs ou presque, c’était pas vraiment ça leur objectif, la plupart des éditeurs jeunesse sont des amoureux de l’art, de l’image, des livres, de la littérature.

Parmi vos œuvres, y en a-t-il une que vous préférez ?

La réponse est brève : non. Non, parce que pour ça, il faudrait que je me relise, et je ne me relis pas. Une fois que c’est publié et qu’il y a un public (c’est pas moi le public ! ), ça lui appartient, c’est logique avec ma conception de la littérature. Ça lui plaît ou ça ne lui plaît pas, je m’en fous complètement. Des fois, il y en a qui tiennent absolument à me faire part de leur ressenti, alors des adultes ou des enfants, j’en ai rien à faire, c’est fait c’est fait. Parfois, je relis un bouquin lorsqu’il est question de le rééditer. Alors souvent c’est non. Des fois c’est : ah, je le réécrirais bien. Ça m’arrive, je réécris un bouquin, je le republie. Ça s’est passé d’ailleurs avec : « Vous avez dit «littérature» ? » qui est issu d’un livre publié en 1992, qui s’appelait « De la lecture à la littérature » (Sorbier, 1992, épuisé). Il avait déjà cette approche là. J’ai changé les exemples, j’ai changé le titre. J’étais encore un peu pédago quand j’ai écris la première version, je ne l’étais plus, mais du côté de la littérature quand j’ai écrit le deuxième. Voilà, et puis le truc courant, n’importe qui dirait ça, c’est que le bouquin qui m’intéresse vraiment, c’est celui que je suis en train d’écrire.

Quel livre est en train d’écrire Christian Poslaniec est la question qu’au moment de retranscrire les propos de l’écrivain, je me pose. Un roman policier ? Un essai ?  Un ouvrage de recherche ? Une chose est sûre : nous lui devons un bon nombre de publications récentes, et toutes présentent un intérêt. Mais pour ma part, j’ai bien envie de me plonger, et le plus rapidement sera le mieux, le nez dans son recueil de poèmes « Comme une pivoine ».

C’est que je dois vérifier ce sur quoi nous nous sommes trouvés d’accord hors micro. A savoir qu’un poème est un poème, et donc que son recueil, si il s’adresse aux enfants, il leur faudra en partager la lecture avec moi !

Tous mes remerciements à Christian Poslaniec pour sa conversation : patiente, documentée et passionnante.

Réjane

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La bibliographie complète de Christian Poslaniec est ici.

A découvrir :

Vous avez dit « Anthologies » ?
Rencontre avec Christian Poslaniec

Interview de l’écrivain chez lui (publiée le 17 Juin 2009)

Diaporamas : le jardin ; interview au bord de l’étang ; lecture en duo avec Bruno Doucey, son éditeur ; le bureau de l’écrivain ; l’armoire magique + un extraît sonore au chant des oiseaux

La littérature au singulier, c’est fini tout ça !

Donnez un texte de Colette à une prof de français pour voir. En général, sa réaction est la suivante : les yeux tout d’abord, ils sortent des orbites. Les mains, elles tremblent. Quant à ses cheveux, ils se dressent sur sa tête. Oui, parce que la prof de français, Colette, elle adore, alors normal, elle réagit ! En même temps que son corps s’exprime, surgissent de sa bouche frémissante immanquablement ces cinq mots :

« Ce texte est très littéraire ! »

Voilà, le verdict est posé. Quand Madame la prof de français vibre à l’ingéniosité, la vivacité, la perspicacité du verbe, on a affaire à un texte littéraire.

Et quand Madame la professeur de français ne vibre pas, à quel genre de texte a-t-on affaire ?

Et bien, ça dépend, et toute la question est là.

Lorsqu’en 2002, Christian Poslaniec, didacticien et auteur jeunesse, publie son ouvrage « Vous avez dit littérature ? » (Hachette Education), et qu’il tente de situer la littérature dite « Jeunesse » dans le grand ensemble « Littérature », il nous montre une foule de choses, et elles sont plus passionnantes les unes que les autres.

Il nous montre par exemple, qu’aucun critère ne permet d’affirmer qu’un texte est littéraire, et que tel autre ne l’est pas. Ce qui signifie que quand Madame la professeur de français affirme du texte de Colette qu’il est très littéraire, elle fait preuve d’ignorance.

Il faudrait pourtant qu’elle le sache : Christian Poslaniec, démonstration à l’appui, le prouve. Le principe de « littérarité » d’un texte n’est pas interne à celui-ci. (Lire sur ce principe : ici et )

Voilà qui bouleverse quelque peu les certitudes. Mais alors, mais alors, et nos grands classiques ? Et le génial Jean Echenoz, et… Marguerite Duras, et… Françoise Sagan, et… Albert Cohen ? et… et…

Ben oui, mais non. Non non non, cent fois non. Le concept de littérarité est un fantôme. Il n’existe pas. Enfin si, il existe, mais pas dans l’absolu. Surtout pas dans l’absolu.

Il existe à un moment, à un endroit, pour un lecteur donné. Voir le billet précédent sur une phrase de Borges de mon colocataire de ce carnet numérique.

En effet, à chaque fois qu’un lecteur prend plaisir à lire une oeuvre, qu’il est étonné par elle, et qu’elle le transforme, alors, pour ce lecteur-là, à ce moment là, l’oeuvre est littéraire.

Mais revenons à notre vibrionnante prof de français. Colette la fait vibrer très bien. Mais Colette réussit-elle, dans l’absolu, à faire vibrer tous les lecteurs possibles et imaginables ? Sans doute non. Parfois, on est encore trop jeune pour vibrer à Colette. Parfois, on ne possède pas tous les codes nous permettant de vibrer à Colette. Peut-on vibrer de la même manière à vingt ans ou à quarante sur le roman d’Albert Cohen : Belle du seigneur ?

Mais d’autres textes nous font vibrer, à la lecture desquels notre prof de français ne vibre pas systématiquement.

Vous me suivez?

Tout jugement de valeur autre que le jugement personnel ne peut que se référer à la norme sociale.

En bon curieux, Christian Poslaniec ne s’en laisse pas conter. A la suite des explorateurs du fait littéraire que sont Italo Calvino, Umberto Ecco, Julia Kristeva, il part à son tour à l’aventure, et voyez-vous, il nous apprend qu’il nous faut maintenant changer de point de vue.

La littérature au singulier, c’est fini tout ça !

Beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît, le fait littéraire n’en est que bougrement plus intéressant !

Interactions écrivain, livre, lecteur, dialogue des textes les uns avec les autres, mise en rapport avec la notion de société, c’est véritablement un système qu’observe minutieusement Christian Poslaniec. Oui, la littérature au singulier, c’est bien fini. Que Madame la professeur de français le sache : depuis quelques décennies, on est passé de la littérature une à la littérature pluriel.

Nous en tirons un grand bénéfice. Celui de mieux comprendre, de moins simplifier, de plus relativiser.

Réjane